« New York, USA »

Blòdwen & Chemsa

Voilà plusieurs heures que je marche à travers ce nouveau monde, cette nouvelle cité : New York. L'asphalte s'étend partout sous mes pieds, de même que la pierre. Elle, s'élève tout autour de moi, à perte de vue. Les bâtiments sont immenses, touchant presque le ciel. La ville s'étend sur des kilomètres. C'est inouï, jamais je n'ai vu chose pareille. Cela fait 3 jours que le passage s'est ouvert. 3 jours que j'ai quitté Central Park et rencontré une frêle humaine qui m'a gentiment hébergée chez elle contre une pièce d'or. Je suis vêtue à sa manière, dans ce tissu qui semble faux, une robe légère qu'on ne m'aurait jamais vue porter à Denethor. Noire, à manches longues, s'arrêtant au dessus du genou, et accompagnée de fins souliers assortis. Une nécessité pour me fondre dans la masse et ne pas attirer les regards.

D'étranges véhicules, déboulant à foison, vont et viennent au beau milieu des rues, des avenues. Leurs corps se perdent dans un vacarme épouvantable. Ici tout n'est que bruit, cris, vapeurs immondes. Les hommes s’agglutinent sur les trottoirs, la densité de la foule est étouffante. Dieu seul sait combien de temps il me faudra avant de m'habituer à tout cela. Pour être tout à fait honnête, j'espère retrouver mes collègues souverains le plus vite possible et nous ramener chez nous. Mais parmi cette masse humaine, cette ville immense et ses milliers d'habitants, cela me semble tout à fait impossible. Je marche, pourtant. Désireuse de revenir sur mes pas, retrouver ce parc immense, havre de paix verdoyant au milieu des tours de béton, dans l'espoir d'y retrouver mes semblables. Certains d'entre eux auront-ils eu la même idée que moi ? D'autres auront-ils changé d'avis et accepteront-il de s'allier à ma cause pour nous tirer de là ? Je l'espère, bien qu'en demeurant très peu convaincue. Ce n'est certainement pas ce crétin de pirate ni sa traîtresse de fée qui feront marche arrière, j'ai de quoi en être à peu près sûre. A moins que la vie ici ne leur convienne absolument pas, ce dont je doute. Ils sauront s'habituer, je suppose, comme la plupart d'entre nous. Je suis inquiète en revanche pour ceux qui ne seront pas dans le même cas. Nous sommes trop différents de ce peuple pour y être accueillis comme il se doit. Je n'ose imaginer dans quel état finirons les moins malins d'entre nous...

Le soleil, déjà haut dans le ciel, brûlerait presque ma peau nue. Mes pieds, enfermés dans des souliers particuliers aux talons vertigineux me font terriblement mal. Je peine à suivre le chemin de la carte étalée sous mes yeux. A plusieurs reprises, je suis obligée de demander mon chemin. Les gens me répondent, certains étonnés, de même que je le suis par leur façon de s'adresser à moi. Quelle aubaine que nous nous comprenions tout de même !

Enfin, perchée sur mes chaussures empruntées, j'aperçois l'étendue de verdure derrière ce que les gens d'ici appellent « les buildings ». Me faufilant dans la rue d'en face, je rejoins bientôt ma première vision de ce nouveau monde... ce 7ème Royaume. Les fleurs, l'herbe verte, les arbres et le lac me rappellent les jardins du château. Mais il y a encore trop de monde à mon goût dans l'enceinte de ce parc. Des jeunes allongés ici ou là, des vaillants en train de courir. D'autres promenant leur chien. Quel manque de tenue, pour la plupart ! Un autre monde, une autre culture...

Et pas le moindre visage familier. Peine perdue que de les chercher ? Sans doute. Mais quel autre choix ai-je ? Je ne peux pas rester ici à rien faire, ni prendre mes marques dans un monde qui n'est pas le mien, pour l'éternité. Songeant à mes possibilités, je m'installe sur un banc, à l'écart du petit chemin de terre. Jambes croisées, regard perdu dans le vide, je réfléchis longuement, attendant peut-être un miracle, lorsque je remarque un regard posé sur moi fixement. Un regard curieux, un brin gêné, mais insistant. Je ne reconnais pas sa propriétaire, frêle créature au teint hâlé, splendide beauté qui aurait chez moi vu le jour dans la contrée d'Agrabah. Froide, mais néanmoins intriguée, je relève le menton en sa direction : « Je peux vous aider ? »

Le chaos. C'est sous ce signe que mes rêves s'étaient déroulés, ces temps derniers. La panique règnait dans les Royaumes. Je n'avais pas tout compris – je n'étais pas « là » quand « ça » s'est produit. Mais les gens en avaient suffisamment parlé, entre cris d'horreur et prières désespérées. Une partie des souverains avait disparu. Je ne savais trop comment ni pourquoi : je savais seulement où ils s'étaient rendus. Dans un légendaire Septième Royaume, qui dans leurs histoires a décidé de grandir sans magie et s'est coupé des six autres. Je les avais écoutés en parler, échafauder mille théories et plans d'action. Affolés. Perdus sans leurs seigneurs et leurs dames bien-aimés, sans leurs rois et leurs reines honorées. Et quelque chose s'était agité en moi. Un pressentiment sans nom, un instinct confus – une prescience solennelle. Ce Septième Royaume, je le connaissais : j'y étais née.

J'y étais née, et je devais être l'une des seule à savoir ce qui se passait des deux côtés. Pauvres égarés – pour ceux de New York projetés dans l'univers des Royaumes, ce devait être fort traumatisant également. Une féroce pointe de jalousie me tenaillait les entrailles à les savoir évoluant dans ce monde merveilleux dont j'avais toujours rêvé, au sens premier du terme. Marcher parmi eux. Les toucher, pour de vrai, et pas en rêve, même si cela me paraissait fort réel à chaque fois. Ne pas se contenter de leur parler, mais respirer le même air qu'eux, pour de vrai. J'en crevais d'envie, j'aurais peut-être tué pour cet insigne privilège. Je n'étais pas née dans le bon Royaume ; j'étais faite pour côtoyer ces êtres sublimes dont les contes faisaient l'éloge depuis des générations. Une part de moi savait qu'une de mes ancêtres y avait sûrement vécu, avant la séparation et l'exil.

Là-bas, on aimait mes histoires. Mes mots qui chantaient et résonnaient, vibrants et authentiques, sincères et poétiques. Là-bas, on m'avait nommée Shéhérazade. Un nom puissant, un nom célèbre, un nom porteur de promesses, précieux et inestimable. Shéhérazade, la conteuse ancestrale, celle qui file et dévoile, noue et dénoue, chante et raconte les histoires des temps passés. C'était un peu ce que j'étais. Marcheuse du rêve, évanescente et éphémère, mais constante et perpétuelle en même temps. Et là, je les cherchais, mes enfants des légendes, mes créatures intemporelles, mes irréelles illusions et fugaces évocations. Je savais qu'ils étaient à New York, du moins certains d'entre eux – je connaissais leurs visages, je les voulais retrouver, leur offrir mon aide, ma dévotion, et mon dévouement.

Je traînais dans le parc, l'errance de mes pas accompagnant la vacuité de mes pensées. Quand soudain, mon regard distrait se posa sur un objet qui me tira de mes songes éveillés avec une promptitude fulgurante. Ces longues mèches brunes. Ce regard sombre. Cette peau pâle, si terriblement pâle – et ces lèvres rouges, carmin, écarlates. La Dame Sanglante. Son Altesse la Reine Blòdwen du Quatrième Royaume. Je l'avais déjà vue à Denethor, de loin. Sa hauteur, sa froideur – tout était exactement pareil, dans le son de sa voix alors qu'elle s'adressait à moi. Je m'avançai vers elle. Elle était vêtue à notre mode, et visiblement mal à l'aise dans cette robe scandaleusement courte et ces souliers vertigineux. Moi, je portais une jupe longue qui bruissait autour de mes chevilles, et un haut court, sur lequel j'avais drapé un sari richement brodé par les mains habiles, industrieuses et aimante de ma mère. Je saisis les pans de mes vêtements, et m'inclinai dans une révérence de cour impeccable – avant de relever les yeux vers elle, toujours courbée.

« Je crois plutôt, Votre Gracieuse Majesté, que c'est à moi de vous venir en aide... »

Un sourire esquissé, l'ombre d'une promesse au coin des yeux. Je ne savais quelle réaction attendre, quels mots affronter. Comment réagirait-elle en trouvant du secours dans cet univers qui devait si fort la dérouter ? Je ne savais même pas comment elle avait trouvé à se loger. Pourvu que nul mal ne lui soit advenu. Son arrivée n'était pas de mon fait – mais je me sentais presque responsable d'elle à présent, et de tous les autres disséminés par-delà la ville.

« Chemsa Al-Kâtib, pour vous servir, Votre Altesse. Dans votre Royaume, ainsi que dans les cinq autres, l'on me nomme également Shéhérazade. Usez de moi comme il vous plaira... »

Relevant la tête, je décroise mes jambes et pose mes mains sur mes genoux. Premièrement intriguée, je gratifie toutefois la belle enfant d'un signe de tête respectueux, l'invitant à me révéler son identité : « Chemsa Al-Kâtib, pour vous servir, Votre Altesse. Dans votre Royaume, ainsi que dans les cinq autres, l'on me nomme également Shéhérazade. Usez de moi comme il vous plaira... » Je hausse un sourcil dubitatif, on ne peut plus surprise de cette approche. Et honteusement satisfaite aussi, je l'avoue. Personne ne s'est adressé à moi en me nommant par mon titre, depuis la mésaventure du miroir. Ici, les gens n'ont pas de souverain. Qu'il est doux de retrouver certaines de ses habitudes ! Et des sujets soumis, tout du moins peu contraignants et dévoués comme l'affirme cette jeune demoiselle. Pas une seconde je pense à un piège quelconque, tant l'innocence et l'honnêteté se lit sur son visage aux traits fins. Ses grands yeux noirs respirent la bonté, ses lèvres fines à peine étirées en un sourire léger témoignent de sa franchise et son expression dégage une sincérité profonde, particulièrement encline à la naïveté. La douceur innocente à l'état pur, comme je n'en vois que rarement par delà les contrées de mon Royaume. Ainsi, après un long silence, je réplique, soulagée : « Enchantée, Chemsa Al-Kâtib. Vous me voyez ravie de vous trouver ici. » Si je n'en montre rien, une chose m'intrigue pourtant. Diable, qui est-elle ? Je ne la connais pas, et son visage ne me dit absolument rien. Elle n'était pas présente au château lors de la réunion ni lorsque nous avons traversé. Et si mon cher Adam a suivi mes instructions à la lettre, je suis logiquement la dernière a avoir été aspirée par le vortex. Autrement dit, ma première hypothèse, formulée à la vue de crochet, prend de l'importance. Ni lui ni cette jeune femme n'ont pu se retrouver ici depuis Denethor. Un autre miroir existe probablement...

« Puis-je savoir de quel royaume vous venez ? » Pour plus de convenance, je me lève tout en toisant l'enfant de toute ma supériorité de rang, et de sang. Dure et froide, je ne puis être autrement. Cette conduite, ce mode d'approche est ancré en moi depuis toujours. Le sérieux ne quitte que rarement mon visage dénué de toute expression. Je ne semble pas en colère, mais pas enchantée non plus, c'est évident. Une foule de questions m'envahit alors que je contemple le visage délicat de l'humaine. A peine crispée, j'attends sa réponse qui tarde à venir. Ce sont habituellement des choses qui ne se font pas, mais je faillirai à mes devoirs pour une fois : « Comment êtes-vous arrivée ici ? Avez-vous... traversé un miroir ? » Il m'est indispensable de savoir d'où elle vient, car si les habitants de notre monde sont plus nombreux à être coincés ici que je ne le pensais, cela devient plus problématique encore. Comment savoir qui dans cette ville n'appartient pas à ce monde-ci ? De quelle manière rassembler des gens que je ne connais guère, et dont je ne sais rien ? Il me semble pourtant indispensable de réunir tout le monde afin de pouvoir penser à un moyen de quitter cet endroit.

Outre la difficulté de persuader cette idiote de fée, notre Cendrillon malade et l'irresponsable héritière du Chaperon Rouge 1er, regagner nos terres natales me semble plus compromis que jamais. D'autant que mon pouvoir, d'ordinaire bien utile, semble ne pas vouloir fonctionner en ces lieux. J'aurais tant pu faire avec un brin de persuasion mentale...

« Pardonnez-moi de vous assaillir de questions, mais vos réponses seront pour moi d'une aide précieuse, et indispensable... »

Je touchais mon rêve du bout du doigt. L'irréel incarné, la légende matérialisée. Je n'avais jamais osé l'espérer. Une part de moi avait toujours su que ces êtes auxquels je parlais, ceux que je côtoyais et aussi ceux que j'admirais de loin appartenaient tous à un univers que je ne pouvais que visiter sans m'y attarder, éternelle errante dans les Royaumes, invitée perpétuelle mais jamais résidente. Je n'avais pu aller à mon rêve. Et voilà qu'il venait à moi. Certes ! Si j'avais pu choisir lequel de ces héros légendaires rencontrer, mon choix ne se serait peut-être pas attardé sur la froide et distance princesse sanglante qui régnait sur le Quatrième Royaume, mais bon. C'était déjà merveilleux de pouvoir la voir, détailler chaque expression de son visage, la finesse de ses traits. Elle semblait presque soulagée de me trouver là – plutôt, de trouver en moi une personne au fait de sa noblesse et de ses hauts titres. Vaniteuse, la Reine Blodwen ? Certes oui. Mais ils l'étaient tous un peu, après tout...

Ses questions me prirent par surprise. Évidemment – elle, elle ne savait pas. La nature de mon talent, la véritable essence de ce don qui m'avait accordé. Un instant, je me pris à divaguer – qu'aurais-je été, si j'étais née dans les Royaumes ? Une fille d'Agrabah, sans doute. Une autre de ces femmes à la peau ambrée qui peuplaient le royaume du désert. Une servante du palais peut-être ? De la reine qui semblait malheureuse... J'aurais grandi dans ces pays merveilleux, connu ses habitants depuis mon premier jour, foulé leur sol et vibré au rythme de leurs légendes. Que mon propre univers me semblait terne à côté...

« J'ai toujours vécu ici, Votre Altesse. J'y suis née, en fait. Si je viens d'un Royaume c'est de celui-ci, et de nul autre. J'ai simplement, depuis mes plus jeunes jours, la capacité d'arpenter vos contrées une fois que le sommeil m'a gagnée, dans un rêve éveillée qui me voit frustrée au lever du jour. Vos Royaumes ont bien du charme à mes yeux, et lorsque j'ai ouï rumeur de votre disparition, je me suis juré de vous trouver ici et de vous aider, autant que mes moyens bien restreints me le permettent. Puis-je d'abord m'enquérir, Votre Grâce, de votre santé ? Êtes-vous blessée, avez-vous besoin de soins ? D'un logement peut-être – ou bien d'un repas ? »

J'étais prête à me dévouer entièrement à cette Reine égarée loin de son trône. Elle était la première arrivante que je croisais, mais je savais qu'il y avait d'autres, et beaucoup : peut-être savait-elle où je pouvais les trouver ? Peut-être pourrait-elle me mener à eux et me permettre de leur venir en aide également. Et cette histoire de miroir que personne de l'autre côté n'avait réellement su m'expliquer... M'en dirait-elle plus ?

« Pardonnez-moi de vous importuner, Votre Majesté, mais nul n'a su me dire comment fonctionne votre Miroir au juste. Savez-vous comment vous y prendre pour rentrer chez vous ? Avez-vous retrouvé ceux qui vous ont accompagnée ? Je me dois de les aider également, de mon mieux même si mon aide ne sera malheureusement guère étendue. Je ne suis pas savante, voyez-vous : ma seule magie est celle des mots. »

Je baissai amèrement les yeux à l'énoncé de cette vérité. Il aurait fallu des magiciens, des guerriers : mais non, tout ce qu'elle avait à sa disposition, cette Reine esseulée, c'était une conteuse impuissante et un peu empotée. Pauvre Blodwen. Quelle bien piètre opinion elle devait avoir de moi, en cet instant précis !

J'écoute. Par respect et politesse, mais également par réel intérêt. Après tout, elle répond aux questions que je viens de lui poser. Un débit plutôt léger, une voix agréable à écouter, trahissant sa bonté d'âme et sa naïveté. Elle n'est qu'une enfant, délicieuse et fragile, souriante et charmante. Et mieux encore, elle semble m'être totalement dévouée. Enfin quelqu'un qui ira dans mon sens, et pourra sûrement m'aider...

Mais son discours prononcé, je ne peux m'empêcher d'écarquiller les yeux, et ce dernier achevé, de tout simplement... tiquer. Oh, les rouages de mon esprit sont plus actifs que jamais et entreprennent déjà de trouver dix mille raisons à tant de bizarrerie et d'incompréhension ! Mais le plus simple est encore de l'interroger une fois de plus, histoire d'obtenir un maximum de réponses...

« D'ici ? » Question simple, directe, traduisant à merveille l'étendue de mon étonnement. « Vous voulez dire... que vous n'avez traversé aucun miroir ? Aucun passage... Rien ? » Comment peut-elle être d'ici et me connaître moi, mon royaume, et les autres ?! J'arque un sourcil dubitatif, signe de ma haute confusion. « Vous êtes née ici... et vous voyagez jusqu'à chez moi... en rêve ?! » L'explication est plutôt claire, si j'ai bien compris. Bien que totalement incroyable. Peut-être est-ce dû à la magie qu'emploient les hommes, après tout... « C'est étrange » me justifié-je auprès d'elle, rendant mon expression moins agressive. « Est-ce que... tout le monde ici est au courant ? Tout le monde peut-il... voyager jusque chez nous... dans son sommeil ? » Voilà qui me paraîtrait étonnant, étant donné qu'elle est bien la première à se retourner sur mon passage. Du reste, j'imagine que les nouvelles concernant le miroir seraient allées vite, ici. Avec tous les systèmes étranges qui leur permettent de diffuser l'information...

« C'est une façon bien étrange d'employer la magie... » murmuré-je soudain, plus pour moi qu'à l'adresse de ma compagne. Ce faisant, je poursuis mes réflexions et entame une marche en compagnie de la jeune femme. Jamais je n'ai entendu dire que des gens de mon peuple avaient la capacité d'accéder à celui-ci.
Les manigances de Crochet et de cette vicieuse de fée me font soudain bouillir. Jamais le Grimoire n'aurait dû être lu ! Jamais ce passage n'aurait dû être découvert... Que va-t-il se passer chez nous, maintenant mes gardes et les sorts de protection ont failli ? Que je suis ici, de même que bon nombre de mes collègues ?! Alors que la guerre est proche du côté de Tauron et Elbereth, qu'Aladdin malmène son peuple, et que Philippe a pris le contrôle du 5ème Royaume à la place d'Aurore... ? Sans parler d'Anthéa, Nymphadora et Aurore justement, incapables de régner... et désormais perdues ici, pour la plupart... Comment feront-ils là-bas, pour conserver la paix au sein des Royaumes tout en cherchant activement le moyen de nous sortir d'ici ?!

Trop de choses. Trop de problèmes. Qui m'envahissent le crâne et m'empêchent de penser correctement, d'évaluer les situations présentes et d'air en conséquence, sur le moment. Chaque chose en son temps, dit-on, et je ne puis régler tous les problèmes de la création. Heureusement, la compagnie de l'humaine me soulage, et sa dévotion, de même que son inquiétude m'apaisent grandement.

« Je vais bien, je vous remercie. Votre monde fonctionne étrangement mais j'ai trouvé de quoi me loger contre quelques pièces d'or... toutefois, je ne pourrais pas rester éternellement chez cette personne et j'ignore où aller ensuite... » Il y a tellement de choses à dire, à expliquer, à raconter... « Vous avez probablement entendu dire que ce miroir était... hautement gardé. Quelqu'un a trouvé le moyen d'y accéder et s'était visiblement tenu au courant de ses propriétés. Cette personne l'a tout simplement... activé. Un passage vers votre monde a été créé, et nous avons été plusieurs à être... aspirés, ou à avoir sauté... » En particulier cette sournoise de fée, puis son idiot de compagnon. Sans parler d'Anthea et Nymphadora. « Nous avons atterri ici même, dans ce... parc. Mais j'ignore comment rentrer chez nous. Et je ne peux me pencher sur la question tant que je n'ai pas retrouvé tout mes semblables... je ne peux repartir sans eux... » Une vérité qui m'est bien difficile à avouer. Abandonner ici Crochet, et ces irresponsables de souverains serait un cadeau à faire à chacun des Royaumes... hormis la douce Grethel, s'entend. « Votre histoire me semble invraisemblable... mais quand on y pense, elle ne l'est pas plus que la mienne. Pensez-vous réellement pouvoir nous aider ? J'ai arpenté ce lieu durant des heures le soir de notre arrivé afin de retraverser... mais le passage semble s'être définitivement refermé... »

Pauvre petite reine esseulée, égarée loin de son foyer. Je le sens perdue, perturbée, dans cet univers étranger qui ne contient plus rien de son environnement familier. Loin de chez elle : loin de tout secours, loin de tout visage amical. Si de surcroît elle a également perdu trace de ses compagnons d'aventure, disséminés dans New York, je comprends d'autant plus sa détresse. Elle ne l'avouera jamais – je la sais bien trop fière pour ça – mais je sais qu'elle a un peu peur, dans cette ville étrange si différente de ce qu'elle a toujours connu. Peur, la reine sanglante ? Elle le cache bien, mais ma sensibilité de conteuse le perçoit. A d'infimes détails mais qui cependant ne trompent pas : la légère crispation de ses doigts, le pli tendu de ses lèvres, la posture roide et rigide de ses épaules, un rien trop carrées.

Pauvre petite reine désolée. Tant de pression sur elle, alors qu'elle est si jeune – nous avons certainement sensiblement le même âge. Je voudrais la rassurer, l'aider, lui permettre de rentrer chez elle, mais c'est au-delà de mon pouvoir. Après tout, je ne suis qu'une modeste étudiante, écrivain à ses heures perdues, et elle... Elle a entre les mains tout le pouvoir de son royaume, tout le prestige de son nom. Cruelle ironie que cela ne lui serve qu'à bien peu de choses dans les circonstances actuelles. Que lui dire pour la tranquilliser ? Comment m'y prendre pour apaiser son tourment et la kyrielle d'inquiétudes diverses et variées qui tourbillonnent follement au fond de ses yeux ? Je me dois d'être honnête avec elle.

« Je ne sais pas où sont les autres, Votre Altesse. Vous êtes la première habitante des Royaumes que je croise, et cela fait plusieurs jours que je vous cherche. Je pensais que peut-être, vous, vous sauriez où ils sont allés, dans quel endroit ils se sont réfugiés. Je pensais que vous pourriez les rassembler pour me permettre de leur parler, pour que je puisse assembler les fragments de vérité, ensemble les lier, pour pouvoir à demeure vous renvoyer. Il est clair que je me trompais, et vous m'en voyez bien désolée, Gracieuse Majesté. »

Le rythme, la poésie, mon phrasé instinctivement a pris le style raffiné des histoires inventées, psalmodie rimée qui a la vertu de m'éclaircir les idées. Rhétorique un peu désuète mais néanmoins charmante à laquelle je m'applique depuis des années et qui toujours m'a valu des regards interdits ou étonnés. Je m'assène une claque mentale : je ne suis pas là pour distraire ma souveraine, mais bien plutôt pour guider cette égarée dans le monde déroutant qu'elle découvre à chaque instant.

« Ce soir je traverserai la frontière entre mon Royaume et les autres et je dirai à vos sujets que je vous ai trouvée. Ils seront grandement rassurés, et dès lors que quelqu'un aura trouvé comment rouvrir le passage, on me le fera savoir et je vous le transmettrai. D'ici-là, Madame, il vous faudra attendre et faire montre de patience, je le crains fort. Ma première priorité sera de rendre votre séjour céans aussi confortable que possible humainement. Je n'ai hélas guère à vous offrir si ce n'est l'abri de mon foyer, si vous le désirez et s'il vous agrée. L'idée que vous ayez dû payer pour être hébergée me dérange fortement : ce ne sont point là des manières de traiter une reine, et même si ma demeure est fort modeste, vous y seriez chez vous, sans rien débourser. »

Je n'avais pas prévu de lui faire cette offre : la proposition est sortie de ma bouche indépendamment de ma propre volonté. Mais la voir là, si seule, si désolée, humiliée d'avoir dû offrir de l'or pour son logis, cela ne peut que me révolter. Blodwen est ici : comment l'amoureuse des Royaumes que je suis pourrait-elle laisser Blanche-Neige sans abri ?

Quel phrasé délicat, quelle syntaxe chantante et... si peu adaptée à la situation ! Je ne peux pourtant que l'apprécier, tant l'éloquence de mon interlocutrice me semble douce et agréable à côté des meuglements que j'ai eu à subir depuis mon arrivée à New York. J'avoue ici ne pas comprendre tout ce qui se dit, et mon Royaume me manque déjà grandement, pour une foule de raisons. Il est dans mon habitude toutefois de ne rien montrer de mes émotions, et ce nouveau lieu ne me permet pas d'y faire exception. Si personne ne me reconnaît comme telle, hormis cette demoiselle, je reste Blanche-Neige, souveraine du 4ème Royaume et probablement la plus influente de tous les Royaumes, aux côtés d'Ansel. Un de mes rares collègues a bénéficier de toute ma confiance et mon respect d'ailleurs, bien qu'il soit un brin trop impulsif à mon goût. Mais c'est un ami d'Adam et un guerrier hors pair. Un Roi impliqué et bien comme il faut. Si tous mes collègues pouvaient être comme lui, je m'en contenterais largement. Mais bien malheureusement, c'est encore un autre problème que celui de la place occupée par les souverains des 6 Royaumes, auquel je dois faire face.

« Eh bien, c'est là une lourde mission qui nous incombe, ma chère. J'ignore où ils sont allés, car voyez-vous, la plupart d'entre eux me fuit. Mais il m'est impératif de les retrouver tous, et de les ramener. Mon instinct me dicte qu'il ne peut qu'en être ainsi... » Même si, en deça de la raison, je serais bien évidemment tentée de les laisser tous ici. A qui manqueraient-ils, en définitive ? Certainement pas à leur peuple, pour la plupart... Il y a tout de même la douce Grethel, que je me fais un devoir de ramener saine et sauve à son frère, et à son Royaume.

La pauvre enfant se sent coupable, alors qu'elle n'est absolument pour rien dans toute cette histoire. Je ne suis pas douée pour réconforter cependant, et ce besoin de bien faire est soudain totalement éclipsé par les paroles de... comment déjà ? Ah oui, Chemsa. Son « pouvoir » si comme elle le dit, il est bien réel, pourrait tous nous sauver... et c'est là une véritable bouffée d'espoir qui m'assaille tandis qu'elle fait montre de sa bonne volonté. « Je ne comprends pas de quoi il retourne exactement ni comment c'est possible, mais je suis prête à croire en vous, et en votre bonne foi... » La perspective de rassurer Adam et les autres m'emplit le coeur de satisfaction, bien que cela soit sur moi si peu visible. Mon expression est toujours aussi fade, froide. Ce qui ne semble pas déranger la demoiselle qui se propose d'office en nouvelle hôte. Une proposition que je ne peux refuser... « Soit. Je ne peux nier que j'ai besoin d'un toit et de quelqu'un pour m'apprendre à vivre en ce monde. Après tout, qui sait combien de temps nous serons forcés d'y rester. Du reste, ma position n'est ici pas reconnue et je n'aurais bientôt plus d'argent pour subvenir à mes besoins... » Ma bourse a déjà été amputée de plusieurs piécettes et mes bijoux devront y passer également, j'imagine. Ici, j'ai bien l'impression que presque rien ne se fait sans l’appât du gain. Quelle tristesse ! New York est semblable à un immense bateau sur lequel séviraient d'innombrables pirates ! C'est là bien ma veine, moi qui ait autrefois repoussé Crochet d'une façon bien peu louable je l'avoue...

Je m'approche ainsi de ma nouvelle hôte, manifestant mon désir de quitter les lieux. Ensemble, nous entamons une balade vers nulle part, à la fin de laquelle, j'imagine, nous nous rendrons chez elle. Et je suis curieuse... « Dites m'en plus sur votre... don. Comment cela fonctionne-t-il ? Pouvez-vous traverser sans miroir ? Je ne comprends pas bien... d'autant plus que mon propre pouvoir ne fonctionne pas ici. » Ce qui est extrêmement dommage, car un peu de persuasion mentale m'aurait été fort utile. Et puis, il y a autre chose, qui me tracasse fortement. « J'ai bien conscience que votre ville est extrêmement grande, mais... n'y a-t-il pas un moyen de lancer... un appel ? Quelque chose, pour retrouver mes compagnons ? Qui est roi ici ? Peut-être pourrions-nous nous rendre à lui... »